Les résultats du scrutin du 26 mai illustrent un phénomène inquiétant : ceux qui ont le plus besoin d’une expression politique choisissent de plus en plus le silence des urnes. Nous ne pouvons rester indifférents à une telle évolution…

Le vote vainqueur de cette élection n’est ni rouge, ni vert, ni bleu. Il n’a pas de couleur. À la Chambre, le nombre de votes blancs ou nuls a atteint un total de 437.965 contre 412.951 il y a 5 ans. Et ce n’est pas tout. Si on compare le nombre de votes valables au nombre d’électeurs inscrits, la différence est encore plus grande pour atteindre 1.387.171 électeurs (16,98 %) qui ne se sont pas prononcés, soit bien plus que le nombre d’électeurs du plus grand parti issu de ces dernières élections, la NVA, avec ses 1.086.787 votants ! Un électeur inscrit sur 6 est un abstentionniste en Belgique ; dans certains cantons en Wallonie, le rapport est encore plus important : on est proche d’un citoyen sur quatre !

Soyons de bon compte. Rassembler sous une même catégorie les citoyens qui ne se déplacent pas avec ceux déposant des votes blancs ou nuls est une façon de faire habituelle qui ne va pas sans quelques biais. Une telle approche confond par exemple, les votes nuls protestataires avec ceux qui sont non intentionnels quand par exemple les électeurs se trompent de bonne foi. Depuis peu, le vote papier s’est imposé en Wallonie après la généralisation du vote électronique ; un tel changement provoque une augmentation du nombre de votes nuls dus à des erreurs. Il n’en reste pas moins que l’abstention, les votes blancs et nuls sont en progression chez nous et sont significativement très élevés dans un pays où le vote est obligatoire. Ces citoyens qui ne se rendent pas aux bureaux de vote ou qui, lorsqu’ils s’y déplacent, déposent dans les urnes des votes blancs ou nuls pèsent à leur manière, c’est-à-dire par défaut, sur les nouveaux rapports de force issus du scrutin.

Dans un article mis en ligne précédemment sur notre site et diffusé dans notre numéro 273, une récente étude constatait à l’occasion des élections communales et provinciales d’octobre 2019, une relation forte entre le taux de chômage et le taux de participation aux élections communales : quand le taux de chômage est élevé, le taux de participation électorale est faible. Trends Tendances et Le Soir du 17 mai mettaient en évidence une étude de Philippe Ledent, chief economist de la banque ING. Il y interrogeait le lien entre voter et travailler et constatait que là où le non emploi est important, la participation électorale faiblit. Les résultats des dernières élections tendent à confirmer ce lien. En observant le détail par circonscription, on constate que le nombre des votes blancs et nuls a augmenté en Wallonie, et a baissé en Flandre. Ainsi à liège, au scrutin de la chambre, l’abstention globale atteint 22%. Près d’un électeur sur quatre y aurait d’une certaine façon, tourné le dos au système. L’hypothèse d’un « détachement de la société » causé notamment par un faible niveau de qualification, ou un rôle peu important sur le marché de l’emploi tend à se confirmer comme explication principale (et non exclusive), le taux de participation électoral semble bel et bien en partie lié au degré d’inclusion des individus.

Les résultats du dernier scrutin tendent à confirmer cette analyse. Les plus fortes hausses de l’abstention constatées à la chambre le 26 mai sont du côté de la circonscription de Liège (56.094 en 2019 contre 47.432 en 2014), ou dans le Hainaut (80.104 en 2019 contre 73.222 en 2014). On relèvera une fois de plus que ce sont là des bassins particulièrement touchés par le non-emploi. Les augmentations les plus faibles sont dans les circonscriptions de Namur (25.724 en 2019 contre 25.200 en 2014) ou du Brabant Wallon (14.520 en 2019 contre 12.630 en 2014) qui sont aussi moins touchées par le chômage. D’une province à l’autre, les chiffres récoltés dimanche soir pour le scrutin fédéral montrent des variations. Autrement dit, on ne s’abstient pas ou on ne vote pas blanc ou nul à des niveaux identiques selon la province d’où l’on provient. On le fait davantage dans les provinces de Liège et de Hainaut (22,05 % et 22,50 %) ou à Bruxelles (19,53%) qu’en Brabant wallon (16,69 %) ou en province d’Anvers (13,82 %). Ce qui renvoie aux causalités identifiées derrière l’abstention, les votes blancs et nuls.

Le Soir du 28 mai s’est intéressé à ce phénomène et a questionné Jean-Benoît Pilet, professeur de sciences politiques à l’ULB. Il y confirme notre analyse : « Ce qui se joue, c’est d’une part le fait de s’auto-exclure du système politique. On touche alors au niveau d’éducation, au niveau de revenus ». Ce constat ne peut qu’interpeller nos affiliés. Il tend à apporter de l’eau au moulin de ceux qui prônent des actions pour la promotion de la citoyenneté et l’émancipation sociale de nos publics. Plus que jamais, il nous faut rappeler que les missions du secteur de l’insertion socio-professionnelle ne se limitent pas à la formation et l’emploi de nos publics. Education permanente, citoyenneté, émancipation, inclusion, bien-être sont autant de mots clés qui doivent éclairer les actions que nous devons garantir face aux attaques de ceux et celles qui voudraient nous limiter à un simple rôle de normalisation des exclus.

Quelle que soit la composition des majorités politiques qui se mettront en place bientôt aux différents exécutifs, nous devrons ensemble faire face à ce phénomène inquiétant : ceux qui ont le plus besoin d’une expression politique choisissent de plus en plus le silence des urnes. Nous ne pouvons rester indifférents à une telle évolution…