Nous vous en avons déjà parlé. Depuis, l’idée a fait son chemin chez nous aussi. Le Soir du jeudi 25 juillet 2019 s’intéresse au développement annoncé d’expériences pilotes qui vont être menées, en tout cas à Bruxelles, et probablement en Wallonie : la création d’entreprises à but d’emploi…

Une proposition qui a du fond.

Être chômeur, c’est sans doute d’abord faire l’expérience de l’inégalité, c’est aussi plus concrètement faire l’expérience de la désocialisation et de la stigmatisation. Être chômeur de longue durée, c’est subir l’expérience de l’exclusion au quotidien. Un quotidien qu’on n’a pas choisi… Depuis ses débuts, le secteur de l’insertion socioprofessionnelle affronte ce problème politique en soutenant le cheminement des plus précaires vers l’emploi salarié, considérant ce dernier comme le cadre privilégié pour assurer l’intégration sociale, voire l’émancipation.

Mais les stagiaires et formateurs de ce secteur ont aujourd’hui du mal à y croire face cette crise de l’emploi qui perdure depuis bientôt 50 ans, face à la multiplication des emplois précaires, face au détricotage des droits sociaux et, surtout, face aux contrôles et sanctions des chômeurs qui s’amplifient jusqu’à l’exclusion. D’autres voies restent à ouvrir pour répondre aux attentes de justice, d’égalité et de dignité portées tant par les formateurs que les apprenants…

C’est précisément l’horizon sous lequel se place l’expérience française « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Elle se fonde sur trois postulats : personne n’est inemployable, ce n’est pas le travail qui manque, ni l’argent. Personne n’est inemployable et chacun devrait donc avoir droit à un emploi adapté à ses compétences, pour qu’il puisse les mettre au service de la collectivité. C’est sur ces bases que sont nées les premières Entreprises à But d’Emploi dans une dizaine de micro-territoires français.

Un projet qui vient de France

L’idée, importée de France, repose sur le principe de financer des postes de travail non rentables au sein de structures subventionnées dont l’objectif est l’emploi. Le renversement de priorité opéré est remarquable : l’entreprise doit d’abord s’adapter aux besoins, compétences et motivations de ses travailleurs. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’elle doit aussi s’adapter au marché. Sous l’appellation de « territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD), cette proposition s’est concrétisée en France dès 2016, à l’initiative de Patrick Valentin (ATD Quart-Monde) et de Laurent Grandguillaume, député socialiste qui l’a traduite en texte parlementaire.

Dix territoires pilotes – cinq ruraux et cinq urbains ou semi urbains – portent l’expérience. Les entreprises à but d’emploi (EBE) ainsi créées doivent identifier les besoins locaux non satisfaits et prendre contact avec les chômeurs de longue durée résidant sur le périmètre de l’expérience. La participation au projet est volontaire. Les chômeurs sont engagés sur base de leurs motivations, de leurs compétences et de celles pour lesquelles ils sont prêts à se former. Les services proposés ne peuvent entrer en concurrence avec le privé ou le public. Par contre, l’EBE peut collaborer avec ceux-ci mais aux mêmes tarifs. Le financement de l’EBE se compose de l’activation de l’allocation de chômage et d’un droit de tirage pour faire face aux coûts de démarrage de l’activité. Les aides publiques représentent environ 70 % du coût de l’EBE, le solde devant venir des recettes liées à l’activité.

Chaque EBE reçoit donc une aide de 18.000 euros par an et par personne recrutée, alors qu’un poste lui coûte environ 25.000 euros. Elle dispose également d’un droit de tirage pour les frais d’amorçage. Une première évaluation a montré que l’équilibre financier visé n’est pas encore atteint en général. A ce jour, plus de 800 emplois ont ainsi été créés. L’an prochain, l’Assemblée nationale devra décider si elle élargit l’opération à la soixantaine de territoires candidats, l’actuelle période de test prenant fin en 2021.

Lilles, un exemple proche de chez nous

La métropole lilloise compte parmi les dix Territoires retenus pour l’étape expérimentale. Les 120 salariés de la « Fabrique de l’emploi » créée au printemps 2017 sont répartis sur deux sites, à Loos et Tourcoing. Une dizaine d’équipes affectées à autant d’activités : maraîchage urbain, épicerie solidaire, magasin proposant autre chose que de la nourriture, ressourcerie avec un atelier de menuiserie fabriquant des meubles en bois de revalorisation, collecte de déchets recyclables, prestations à domicile pour le ménage, les courses et l’accompagnement des personnes âgées.

Il a fallu éviter de concurrencer le secteur privé ou l’offre existante de services publics. A Loos, il n’y avait plus d’épicerie, tandis que pour l’aide aux personnes, la « Fabrique » a négocié pour compléter des services proposés par la municipalité. Le partenariat se révèle souvent comme la meilleure manière d’éviter la concurrence, l’EBE pouvant se permettre de consacrer plus de temps à une activité, au risque de ne pas être rentable.

La « Fabrique de l’emploi » a été confrontée à une croissance rapide. Par contre, il a fallu du temps pour l’organisation des activités, la structuration, l’efficacité. L’équilibre budgétaire reste difficile à atteindre et nécessite le maintien du financement public des emplois en l’absence d’une productivité suffisante. A l’heure du premier bilan, la question de la productivité n’est pas la seule posée à l’EBE. Il y a aussi celles des relations professionnelles. Car si certaines personnes sont parties vers d’autres projets, ce qui reste une des vocations de cette expérience de remise à l’emploi, d’autres, une poignée, ont dû être licenciées. Le directeur témoigne à ce propos dans Le Soir du 24 juillet. « Ils espéraient des postes sur des tâches très prescrites, sans compte à rendre à personne », explique-t-il. « Or chez nous, c’est drôlement engageant de mettre en œuvre des services dans des quartiers où l’on vit, alors que certains ne veulent pas d’interactions entre lieu de travail et lieu de vie. Je ne suis pas sûr qu’on y avait pensé quand on a créé ce projet. »

Selon les témoignages de partenaires français concernés par d’autres territoires, il semble que l’expérience soit plus particulièrement adaptée aux chômeurs de plus de 50 ans qui disposent d’une expérience professionnelle, mais ne trouvent plus d’embauche dans leur domaine… L’EBE constituerait un cadre sécurisant où redéployer expériences et compétences jusque-là rejetées.

Et chez nous ?

La mise en œuvre d’expériences semblables figure dans la déclaration de politique régionale de Bruxelles et dans les propositions communes au PS et à Ecolo adoptées sous l’appellation de note « coquelicot » en cours de discussion avec le MR. La Wallonie expérimentera peut-être elle aussi, la formule sous réserve de l’accord des libéraux dans le cadre des négociations politiques en cours pour la constitution d’un gouvernement wallon…

Ce n’est pas un hasard, il existe une convergence très claire entre socialistes et écologistes sur ce thème. A Charleroi, la proposition fait d’ailleurs partie du « projet de ville 2019-2024 » porté par la majorité PS-Ecolo-CDh. Elle est aussi soutenue par le Comité de Développement Stratégique de la métropole. Aujourd’hui, la CSC et la FGTB sont activement impliquées dans le Comité en charge dans l’exploration des principes et moyens de sa mise en œuvre sur le territoire carolo. En mai 2018, à l’initiative d’Ecolo, soutenu par le PS et le CDh, le projet a aussi fait l’objet d’une consultation citoyenne sur le site web du Parlement de Wallonie. En vue des élections de mai 2019, Ecolo a intégré le projet dans son programme de campagne, tout comme le PS Bruxellois ou le programme socialiste wallon.

A Bruxelles, trois « territoires » seront retenus dans un premier temps, au terme d’un « appel à intérêt ». Schaerbeek et Forest ont déjà pris des renseignements. Une subvention publique de 25.000 euros par an et par personne, plus les frais d’amorçage du projet est prévue pour un budget global proche de 5 millions d’euros. Contrairement à la France, le financement pourrait ne pas venir de l’activation des allocations de chômage, seule la région financerait. Les activités devraient concerner les domaines de l’économie sociale et de l’économie circulaire.

La Wallonie aussi pourrait emprunter cette voie. Le projet est sur la table des négociateurs et pourrait aussi être intégré dans la déclaration de politique régionale 2019-2024. Sur certains points, il est même plus avancé que Bruxelles. En effet, trois zones préparent une expérience : deux sur le bassin de Charleroi – Sud Hainaut (une en zone urbaine, une autre en zone rurale) et une en province de Luxembourg. À l’inverse de Bruxelles, les projets sont issus d’initiatives sous-régionales comme la chambre emploi formation du bassin Hainaut-Sud. Un budget a même été évalué pour les cinq années d’une expérience menée entre 2020 et 2024 et qui déboucherait, dans sa phase finale, sur l’occupation de 40 équivalents temps-plein par site. Un montant total de 11,730 millions a été estimé nécessaire, dont 9,660 millions de subventions publiques et un budget d’amorçage de 600.000 euros pour les trois projets.

Selon l’étude juridique préalable commandée à l’ULB, les Régions ont intérêt à financer ces projets sur leurs propres deniers, plutôt que d’attendre un improbable et difficile accord avec le fédéral. Elle préconise également de prendre certaines précautions : la liberté pour le chômeur de s’impliquer ou pas dans cette démarche puis d’éventuellement en sortir sans sanction doit être conciliée avec le contrôle de la recherche active d’emploi. Les juristes recommandent que le Forem conclue un protocole de collaboration avec l’entreprise à but d’emploi, qu’il désigne un seul agent pour superviser les dossiers des demandeurs d’emploi concernés dans un même périmètre et que ces derniers ne soient pas convoqués durant la période où ils s’impliquent dans le projet. De même, un abandon ou un licenciement d’un participant ne devra ni figurer dans son dossier individuel ni être sanctionné. Il ne manque plus que trois choses essentielles pour démarrer en Wallonie : un accord politique, un budget et un gouvernement.