Notre collègue Pascale Laruelle de « Retravailler » nous a interpellés suite à son questionnement sur la crise sanitaire et sociale que nous traversons. Ses propos font écho à d’autres entendus ou échangés avec plusieurs membres de la fédération : le sens des événements que nous vivons est essentiel et à approfondir, tant en termes de compréhension que de perspectives…

Le 27 mai, une petite trentaine d’affiliés ont répondu à l’invitation de CAIPS et ont lancé le débat…

Durant deux heures, les participants ont croisés leurs visions quant à la portée de cette crise qui a touché l’ensemble des strates de la société. Les constats sont multiples et relativement convergents.

De manière générale, on ne s’attend pas à un bouleversement des attitudes, mais plutôt à une relance du modèle qui prévalait, voire à son renforcement avec des risques accentués.

Bien qu’appréhendant avec méfiance la reconfiguration politique et sociétale au sortir de la crise, les participants à la visioconférence font part d’une réelle intention d’agir et y vont de premières pistes de mobilisation…

Déclarée pandémie depuis le 11 mars par l’OMS, le covid-19 marque un bouleversement planétaire qui ouvre une ère d’incertitudes et risque de provoquer des nouveaux déséquilibres. Après l’avoir minimisée, les pays occidentaux ont répondu à la crise sanitaire par des mesures d’urgence inédites en temps de paix : confinement de la population, restriction des libertés publiques, instauration de régimes d’exception. L’urgence sanitaire a imposé, de Bruxelles à Rome, l’adoption de lois qui nous paraissaient impensables il y a encore quelques mois. Interdiction de circuler, de manifester, de travailler pour certains. Du jamais vu !

Pascale Laruelle, dans son message écrit adressé à la fédération pose une question de fond, celle de l’attitude à adopter pour faire face aux événements entre soumission aux prescrits politiques et action citoyenne et collective :

« Je suis, en tant que citoyenne, en tant que travailleuse de notre secteur depuis 1997, interpelée par cette « reprise ». Interpelée par notre grande capacité à l’obéissance, en effet nous avons docilement obéi à l’impératif moyenâgeux de confinement, destiné non pas à nous épargner la maladie mais bien à pallier au dépouillement de la sécurité sociale et de la Santé en particulier. Ensuite, nous suivons tout aussi docilement les injonctions de reprise, sans trop nous en poser les questions de sens. Sens pour nos bénéficiaires, sens pour le secteur et sens pour nous citoyens et êtres humains dans ce système régit par un paradigme de croissance qui a tellement laissé et qui laissera encore trop de personnes au bord du chemin.

Dans les directives du SPW Emploi et Formation on nous appelle les « acteurs incontournables de la relance après la crise, … », sémantiquement, cela n’est pas anodin, on ne dit pas « reprise » mais « relance ». Nous sommes en première ligne pour constater les atrocités d’un système économique tyrannique, de plus en plus intenable pour un nombre de plus en plus croissant d’entre nous. Pourquoi voudrions-nous participer à une « relance » au sens strictement économique ?

Si nous sommes incontournables, notre capacité à questionner, à interpeler, à mettre en doute et à désobéir devraient, à mon avis, participer majoritairement à la reprise, ou devrais-je dire à la prise en main de nos responsabilités trop souvent confisquées par une autorité motivée par le contrôle.

Certes, je ne suis pas naïve, personne ne veut perdre de subsides, personne ne veut devoir réduire le temps de travail de son équipe, et tous voulons conserver notre agrément.

Oui.

Mais pas à n’importe quel prix ! Pas au prix du sens, de la prise de conscience et de la réflexion de ce que nous voulons pour demain, à notre petite échelle de secteur, je pense que c’est le temps de retrouver notre pouvoir d’action, et non notre pouvoir d’achat !

Je pense qu’en tant qu’acteurs, actrices d’une relance nous pourrions envisager de ne pas relancer dans le sens du vent et imaginer d’autres paradigmes, le non-achat est aussi un pouvoir…

Alors, oui, nous sommes là avec nos petites réalités de CISP, comment faire ceci, puis-je faire cela et, entends-moi, c’est évidemment utile et important mais pas sans questionner le sens, pas sans questionner l’aspect « méta » de nos fondamentaux ».

L’IWEPS dans une enquête publiée en mars déjà a observé les premières réactions des citoyens et établit quatre types d’attitudes qui sont autant d’échos aux propos que nous échangeons informellement entre nous. L’étude montre la profonde ambivalence de nos regards sur les effets de la pandémie pour nous entre effets révélateurs, effets d’aubaine, effets d’apprentissage ou encore effets domino. Pour certains, la pandémie est une opportunité pour repenser l’ordre de nos priorités et transformer en profondeur nos sociétés. Pour d’autres, elle ne constituera qu’une parenthèse avant de reprendre le cours habituel de nos activités. Pour d’autres encore, elle nous forcera à devenir plus résilients et précautionneux, pour éviter qu’un tel choc ne se reproduise. Enfin, devant l’ampleur et la portée de la crise, certains n’écartent pas l’hypothèse d’un effondrement partiel ou total. Transformation, retour à la normale, résilience ou effondrement : tels sont les quatre scénarios face à la crise Covid 19…

Dans un premier temps, le débat ne permettra pas de dégager un scénario privilégié parmi les quatre évoqués. Certains considèrent que la crise ne produira pas des modifications majeures, alors que d’autres évoquent la brutalité des changements en cours. Au fil des discussions, un consensus s’opère : elle ne produit pas de profonde rupture, il s’agirait avant tout d’une parenthèse…

Les constats et observations opérés par les participants sont multiples :

  • Dérive démocratique face aux réductions des libertés individuelles et obéissance interpellante de la population,
  • Regret que les décideurs politiques aient adopté une démarche normative et directive plutôt que de travailler à la responsabilisation de la population,
  • Soutien financier privilégié du politique aux grandes entreprises comme SN Brussels aux dépens du culturel et primauté donnée au domaine économique,
  • Appel constant aux analyses et propositions des experts et bâillonnement de l’expression citoyenne,
  • Bipolarisation du monde et immédiateté sont privilégiés tant par les décideurs que les médias,
  • Dénonciation d’une forme de matraquage médiatique sur l’aspect épidémiologique de la crise ; son impact sur les consciences a joué un rôle essentiel dans l’émergence d’un climat anxiogène aux effets toxiques par bien des aspects,
  • Détresse sociale observée parmi une proportion non négligeable de nos publics : santé mentale, assuétudes, violences conjugales faites aux femmes, rejet des primo-arrivants suspects d’être des agents infectieux, modifications des rapports sociaux vers plus d’individualisme et de prise de distance par rapport à l’autre…

C’est inquiétude qui s’impose comme sentiment partagé avec comme corollaires la vigilance et la volonté d’agir pour répondre à ces dérives et relever les défis qu’une telle attitude impose. En écho à ces propos, Antonio Gramsci, philosophe marxiste et écrivain italien, aurait parlé de la nécessité d’allier « le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».

L’extension à toute la population du contrôle des corps (distanciation sociale, masques, etc.) peut être vue comme une tentative de reconfigurer les relations sociales. La norme, portée par tous, devient la suspicion. Cette évolution s’oppose frontalement aux aspirations de notre secteur qui vise à favoriser l’intégration.

La problématique principale qui émerge du débat est ce renforcement du contrôle social tant sur les corps que sur les esprits. Ne parle-t-on pas de distanciation sociale en lieu et place de distanciation physique, étrange et révélateur glissement de langage… Cette évolution si elle se développait pourrait avoir des conséquences terriblement néfastes notamment dans les nouveaux rapports sociaux qui en résulteraient. Plusieurs exemples sont évoqués comme la montée des violences envers les femmes ou les visites domiciliaires qu’on envisage imposer aux mutuelles dans le tracing des personnes contaminées par le Covid.

La question du sens est clairement soulevée, concernant les habitudes des citoyens et en particulier les actions menées dans le secteur. Pragmatiquement, y a-t-il des choses que l’on désire à présent ne plus faire ? Et quelles pistes intéressantes la situation a-t-elle induites ? Notre docilité à obéir et son opposé, notre capacité à désobéir, à résister, suscitent un véritable questionnement chez plusieurs intervenants.

Contrer les dérives d’un contrôle social aux aspects de plus en plus totalitaires impose de s’intéresser aux liens sociaux en vue de les renforcer et de promouvoir la désobéissance au renforcement de normes antisociales. Des brèches existent ; elles représentent des opportunités dont nous pouvons et devons-nous saisir. L’émergence d’une conscience collective universaliste suscitée par ces événements est un levier sur lequel s’appuyer.

D’ordinaire, nombreux sont les centres qui exploitent les marges de manœuvre dans l’application des réglementations, au bénéfice de leurs missions fondamentales et du bien-être de leurs stagiaires. Lors du confinement, certains ont pris des latitudes avec les règles de sorte à assurer des activités utiles : confection de masques, projet d’extérieur en partenariat, maintien du lien… A la reprise intervenue après la mi-mai, des programmes de formation ont été déviés vu l’apparition d’enjeux nouveaux mais aussi compte tenu de besoins et souhaits exprimés par les stagiaires. Dans d’autres cas, le programme a été strictement maintenu, suivant la volonté des apprenants désireux de terminer leur cursus.

Se conformer aux prescrits politico-administratifs est un impératif de subsistance pour les organismes du secteur. Ceci ne leur ôte ni leur vocation contestataire, ni la possibilité de concrétiser celle-ci. Des actions collectives sont évoquées en résonance avec nos préoccupations professionnelles. S’opposer encore plus aux sanctions contre les chômeurs, s’intéresser aux besoins non rencontrés de nos publics, sont des pistes parmi d’autres. Pour plusieurs intervenants, travailler le lien social impose de promouvoir l’innovation sociale, de mutualiser les pratiques les plus pertinentes et de favoriser la construction de réponses collectives. A plusieurs reprises, les participants font appel aux notions de failles, de brèches, d’espaces entrouverts par la crise et dans lesquels il s’agit de s’engouffrer, pour initier certains changements. L’exceptionnel est fécond pour la créativité.

De l’avis général :

  1. Il y aurait lieu de capitaliser à partir de fonctionnements expérimentés ces dernières semaines. Par exemple, si la formation partiellement à distance convient à certains stagiaires, pourquoi ne pas la pérenniser dans les cas opportuns (puisqu’on se centre sur l’individu et recherche son autonomie) ? Des initiatives conjointes tout juste menées avec le secteur culturel constituent une autre illustration. On insiste sur l’intérêt de mutualiser les enseignements récents et les acquis émergents.
  2. La crise du covid-19 renforce la visibilité des dégâts engendrés par les politiques libérales d’austérité. Les affiliés expriment l’importance pour le secteur de continuer à s’y opposer, pour défendre l’intérêt général et celui de ses publics en premier lieu. Le contrôle des chômeurs et des allocataires entre dans ce champ de lutte. Des positions politiques seront aussi à (ré)affirmer concernant le respect de la vie privée. En tant que relai de ses membres, CAIPS aura potentiellement un rôle à tenir à cet égard dans les mois à venir.

Souhaitant la poursuite du débat entamé ce jour, on en appelle à une consolidation conjointe des façons d’agir imaginées ici ou là dans les conditions inédites que nous avons connues. Et il importerait de mesurer les impacts de ces adaptations ; notamment pour les faire percoler vers les équipes. Les affiliés soulèvent une série d’enjeux pertinents à traiter : intégration d’innovations aux programmes, complexité pour les formateurs d’adapter des contenus, transmission aux stagiaires de postures nouvelles, moyens de soutenir ceux qui ne peuvent reprendre leur formation comme avant…

CAIPS entend bien susciter d’autres retours d’expérience via des prises de contact, son site web et CAIPS InfoNet ou organiser un partage de vues fédérateur. Sa participation au monitoring qu’entreprend l’Interfédé s’inscrit dans cette démarche.

A l’automne prochain, les Etats généraux seront consacrés à l’accompagnement dans ses dimensions tant psychosociale que réglementaire, sujet qui nous concerne tous, avec une acuité particulière dans le contexte actuel. Ce thème pourrait être celui du prochain débat à programmer cet été…