Pour le Coudmain comme pour beaucoup d’autres structures de l’ISP, les choses se sont précipitées, à la mi-mars. En 48h, on est passé du « on ne se fait plus la bise », à « on renvoie les stagiaires » puis « tout le monde à la maison ». Dès le lundi 16, nous faisions le constat en équipe, que l’arrêt total était la seule option respectant le principe de précaution. Je savais que nous n’avions pas, heureusement, de problème de trésorerie, et que ma responsabilité première était de préserver mon équipe. L’inquiétude, lue dans les yeux de certains de mes collaborateurs les jours qui précédaient, auraient des conséquences incalculables sur la perception du travail, même dans le long terme. On ne travaille pas la boule au ventre. Ça n’est bon pour personne, et ça n’est pas notre philosophie. Les consignes officielles qui ont suivi nous ont conforté dans cette idée.

Le 18, il n’y avait plus personne dans les locaux. Ceux qui le pouvaient ont bossé à la maison sur les dossiers en cours. Le service pédagogique a maintenu par téléphone le lien avec les stagiaires. Gentiment. Sans stress. Moi-même, deux ou trois fois par semaine au bureau, seul, ou presque, dans un zoning étrangement calme. Pour la première fois, on y entendait les oiseaux chanter. Pour le reste, nous avons partagé en équipe via Messenger nos apéros, ateliers crêpes, bricolages, plantations, balades, rangement du garage, blagues idiotes et autres quotidiens d’un temps social étrangement confisqué.

Très vite, la question de la reprise s’est invitée. Avec son lot de questions, auxquelles chaque réponse en convoquait immanquablement d’autres. Nous avons donc été méthodiques.

Comment faire le tri entre intuitions, consignes officielles pas toujours claires, prise de risque maîtrisée, responsabilité morale et responsabilité légale ? Le point de départ a été une analyse de risque réalisée par notre conseiller externe en prévention. Des lignes d’action, de prévention, claires, précises et adaptées à notre réalité de terrain. Le Coudmain, avec ses travailleurs et ses stagiaires, c’est une équipe de 100 personnes à dispatcher dans un centre d’économie sociale qui compte aussi d’autres entreprises avec d’autres travailleurs et d’autres réalités. La collaboration entre structures, et la conviction acquise qu’un avenir serein ne pourrait passer que par une solidarité et un respect accrus nous ont beaucoup aidés.

L’équipe s’est mise virtuellement autour de la table et a beaucoup échangé.

Reprise, oui. Mais avant d’évoquer le « comment ? », se posait la question du « pourquoi ? ». L’extrême précaution, dans un contexte sanitaire largement méconnu et peu facilement maîtrisable, aurait voulu une prolongation du confinement. Mais jusqu’à quand ? Ce qui devait être mis en place serait-il très différent en juillet, septembre, 2021 ? Probablement pas, au vu de ce que semble être cette pandémie. Autant donc penser, agir dès maintenant, sans précipitation mais avec détermination.

Je retiendrai trois axes de réflexion et d’analyse qui nous ont guidés dans le processus.

Le plus trivial, mais peut-être pas que, j’y reviendrai plus loin, est l’argument économique. Nous sommes une entreprise, et nous vivons, en partie du moins de notre chiffre d’affaires (bâtiment, environnement, soudure et service IDESS). Si notre budget 2020 pouvait encaisser la perte de deux mois d’activités, la prolongation pouvait commencer à être dommageable, avec les risques, e.a. sur l’emploi de certains membres de l’équipe. Hors de question. L’activité, c’est aussi une série d’engagements à l’égard de clients dont le cadre de vie dépend de notre intervention. Un chantier de salle de bains interrompu dans une rénovation, ça n’est pas très drôle. Et puis, tous les clients précarisés de notre service IDESS : beaucoup de retraités dont le maintien à domicile dépend directement de nos services, tout comme ceux de l’aide-ménagère ou l’aide-familiale. On touche ici à la responsabilité sociétale. Un système qui se fige risque l’effondrement. Nous faisons partie d’une chaîne, de nos fournisseurs à nos clients. Se retirer, c’est refuser le collectif, quelles qu’en soient les raisons. Et comment assumer notre désaffection face aux « héros » de première ligne ? Comment applaudir les soignants, dont la responsabilité est immédiate lorsque la nôtre est de moyen et long terme ?

Le deuxième axe relève de l’analyse du système restreint qu’est une entreprise ou une association structurée sur l’interaction de ses travailleurs, instances de gestion et bénéficiaires. Le lien qui fait sens est celui qui se construit dans le rythme de l’action et de ses pauses. Notre temporalité est sociale. Nous la vivons depuis la plus tendre enfance. Elle construit notre psychisme, notre métabolisme et notre relation à l’environnement, physique et humain. Il est frappant de constater à quel point nous avons pu être désorientés lorsque ce temps social s’est brutalement évaporé. Beaucoup ont évoqué un sentiment d’étrangeté. Oui, l’humain peut s’adapter à autre chose et ce temps social n’est pas irremplaçable. Mais le projet n’est pas (encore) la construction d’un monde post-apocalyptique. C’est un autre débat. Il s’agit ici de maintenir l’efficacité de nos structures et de leur garantir un fonctionnement basé sur des liens, des routines, des échanges et de l’action quotidienne autour d’un projet commun dont l’efficacité ne peut être que celle d’une machine bien rôdée et bien huilée. Un mécano sait combien il est difficile de remettre en route une voiture laissée trop longtemps à l’abandon. Notre défi est le même. Le Coudmain n’existe que par ses interactions.

Finalement, la responsabilité que nous avons à l’égard de nos stagiaires. Nous sommes des travailleurs qui avons pu garder, un temps, nos revenus intacts. Les vacances printanières un peu prolongées nous ont fait, finalement, beaucoup de bien. Mais notre mission est de permettre à d’autres, socialement, économiquement, psychologiquement beaucoup plus fragiles de sortir la tête de l’eau et de construire un projet. Nous savons tous à quel point la mobilisation, e.a. temporelle, est compliquée en début de formation pour beaucoup d’entre eux. Plus le temps passe, plus on risque d’en perdre. Savoir que certains sont restés enfermés pendant deux mois dans une chambre de bonne me crispe. Pour certains, il n’y a pas de vie en dehors du Coudmain. Nous ne pouvons pas les en priver plus longtemps.

Nous avons donc repris. D’abord l’équipe bureau, le 4 mai. Il a fallu composer avec les mesures de distance et d’hygiène. Réorganiser les espaces, leur usage et la manière d’y circuler. Entre nous pas très compliqué, même si terriblement frustrant. Nous avons alors pensé la reprise des activités de production pour le 11 mai, formateurs uniquement. Trouver le matériel de désinfection et de protection, dans un contexte de pénurie presque généralisée. Equiper les locaux : affichettes et pictogrammes, distributeurs de désinfectants. Faire réunions d’information, expliquer les consignes, rassurer. Il a aussi fallu se montrer souple avec ceux en difficulté : enfants à garder, vieux parents à soigner. Ecouter, rester disponible. Il était hors de question que quiconque revienne travailler avec la boule au ventre. Ce sont des limites personnelles, intimes. Cela s’entend, se dédramatise mais l‘apaisement ne se décrète pas. Au final, au bout d’une semaine, tout le monde était sur le pont, heureux et apaisé.

C’est la reprise des stagiaires qui suscitait le plus d’inquiétude et d’interrogations. Comment imposer une discipline stricte, comment convaincre sans décourager, comment accueillir des groupes pour les formations théoriques dans des locaux limités ? Comment éviter la promiscuité (vestiaires, sanitaires, réfectoires, ateliers, chantiers, véhicules) ? Patience et méthode avec raison et créativité plutôt que crainte et passion nous ont amené à construire un agenda minutieux de reprise. Les groupes trop importants ont été divisés, et nous leur avons imaginé des activités nouvelles, qui peut-être se mueront plus tard en projets à part entière. Une crise est aussi porteuse d’opportunités.

Le 18 mai, jour J, 7h30, l’équipe au complet était sur le pont. Accueil individuel des stagiaires à une table faisant office de comptoir avec distance, accès balisé par des barrières nadar, distribution de masques jetables (2/jour), briefing de bienvenue et d’information sur les consignes. Au final, au bout d’une demi-heure, tout était plié, sans stress et dans la bonne humeur. Nous en avons été les premiers étonnés. En deux mois, tout le monde avait eu le temps d’intégrer les réflexes ad hoc.

Aujourd’hui 19 mai, je suis fier de mon équipe. Elle en sort renforcée, prête pour les mois difficiles qui nous attendent.

Ce matin, j’ai croisé un stagiaire en soudure. Il était pâlot, de ne plus avoir mis le nez dehors depuis deux mois. Et là, j’ai su que nous avions eu raison.

Frédéric WINKIN

Directeur de l’ASBL LE COUDMAIN à Seraing

19 mai 2020